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Les combats d'une vie

À la table des Caves Legrand (Paris IIᵉ), le vigneron Jean d'Arthuys et l'auteure Émilie Frèche échangent leurs points de vue sur la place de leur métier dans la société actuelle. Tous les deux expriment le même besoin de résistance.


ÉMILIE FRÈCHE ET JEAN D'ARTHUYS


Les combats d'une vie


Paris, printemps 2025. Rendez-vous est pris avec l’écrivaine Émilie Frèche et le vigneron Jean d'Arthuys pour un déjeuner au cours duquel a commencé une formidable conversation. Nos deux invités ont comparé leurs expériences de création, leurs doutes, leur envie de transmission et leur souhait de plus de fraternité

Propos recueillis par Julia Molkhou


Comment souhaitez-vous que l’on vous présente ?

  Émilie Frèche : Comme une romancière, scénariste et réalisatrice.

  Jean d’Arthuys : Je suis entrepreneur, vigneron et marin. Même si je travaille encore un peu dans les médias, ce n’est plus une activité qui me définit aujourd’hui.

  E. F. : Comment êtes-vous passé d’homme de médias à vigneron ?

  J. d’A. : Le vin est une passion transmise par mon père, dès l’adolescence. Il nous faisait goûter les bouteilles de sa cave, nous apprenait les cépages et les appellations. à 30 ans, j’ai commencé à chercher à acquérir un domaine. Pour moi, le vin a toujours incarné un cycle complet, de la terre à la terre. C’est un art du partage, un vecteur d’émotions et de transmission. Cette quête m’a pris vingt-cinq ans.


Le rêve d’un auteur ou d’un vigneron est-il de voir son talent reconnu dès la première ligne ou la première gorgée ?

  E. F. : Évidemment. Une phrase de Marguerite Duras, par exemple, est immédiatement identifiable.

  J. d’A. : Je partage aussi cet avis. Il s’agit d’avoir une signature, un style, une empreinte.


Le style passe toujours par l’émotion ?

  J. d’A. : Oui, mais aussi par la fidélité du vin au terroir qui le fait naître. Dans un verre de vin, on doit pouvoir retrouver la région d’origine et une identité sensorielle.


Pourquoi avoir acquis le domaine de Terrebrune à Bandol, puis dernièrement le château de Vinzelles dans le Mâconnais ?

  J. d’A. : J’ai failli acheter une propriété à Bordeaux il y a douze ans. Mais j’ai finalement préféré viser l’excellence dans des appellations plus discrètes et prometteuses plutôt que d’essayer d’exister parmi des étiquettes déjà reconnues. Bandol et le Mâconnais offrent l’opportunité de créer de très grands vins et de valoriser leur terroir. Avec Terrebrune, nous essayons de faire le plus grand vin du Sud de la France.


Peut-on encore parler de terroir sans susciter de méfiance ?

  J. d’A. : Plus que jamais. L’avenir du vin réside dans son identité. Le consommateur doit savoir d’où vient le vin qu’il boit.


Que souhaitez-vous exprimer avec vos vins et vos textes ?

  J. d’A. : De l’émotion et une identité. Un vin doit avoir du caractère. Les jeunes générations consomment moins mais mieux. Le terroir, s’il est bien compris, peut s’avérer être une expression de l’âme du vin à travers le sol, le climat et la vigne. Je veux d’abord et avant tout transmettre du goût.

  E. F. : On devient auteur à partir de tout ce qu’on a lu. Mon désir de transmettre est évidemment tourné vers les générations futures. Ce que j’écris, c’est une photographie de la société et du pays dans lesquels je vis, mais toujours à travers quelque chose d’intime. Je vous rejoins sur la question du caractère, de la voix singulière. Pour moi, le roman est le médium le plus juste pour transmettre cela, parce qu’il permet de raconter une expérience individuelle. Je peux parler de sujets très actuels comme l’avortement, le sauvetage des migrants, Samuel Paty, la radicalisation des jeunes filles parties en Syrie, etc. Mais ce qui m'importe, c’est de les raconter à hauteur d’homme. Qu’est-ce que ça provoque dans le cœur d’une mère, par exemple, lorsque son enfant part rejoindre une organisation terroriste ? Qu’est-ce qu’on n’a pas vu ? Qu’est-ce qu’on a raté ? Comment a-t-on pu passer à côté de ça ? Dire cela passe par le langage.


Cherchez-vous à transmettre cet amour du vin ou de l’écriture à vos enfants ?

  J. d’A. : Ils s'y intéressent, mais je ne veux pas leur imposer cette voie. C’est un métier difficile. Je leur transmets le goût et la culture, sans pression.

  E. F. : Pareil pour la littérature. Je ne leur impose rien. Je pense qu’on transmet aussi beaucoup par l’exemple. Mes enfants me voient lire et écrire. Ils vivent dans un univers culturel, ce qui nourrit leur curiosité. On peut transmettre ce qui nous a été donné, mais la littérature, je me la suis appropriée seule. Je ne l’ai pas héritée.

  J. d’A. : Le goût s’apprend plus tard. Ce qui m’irrite, c’est le manque de curiosité ou de sensibilité chez certains. Il faut une éducation du goût, comme on apprend à lire.


On pourrait enseigner le vin à l’école ?

  E. F. : Bien sûr. En terminale, un cours de gastronomie et d’œnologie serait pertinent.

  J. d’A. : Le vin fait partie de notre patrimoine culturel. Trop de gens en boivent sans comprendre ce qu’ils consomment. Ce serait quand même intéressant d'apprendre aux gens quelques notions de base pour leur expliquer.


Quel cadeau offrez-vous le plus souvent quand vous êtes reçus à dîner ?

  E. F. : Je réalise que j’offre presque systématiquement un livre. J’ai très souvent offert Lettre à D. d’André Gorz.

  J. d’A. :  Cela peut être une bouteille de mon vin, mais ça dépend quand même pas mal de la personne et de l’occasion. Le vin comme la littérature sont des fils conducteurs de la mémoire, du patrimoine, et de la culture humaine.

  E. F. : Oui, ils sont là pour créer des ponts entre les gens. On partage, on échange. Et puis lire et boire, ce sont deux activités qui font toujours plaisir, non ? 


Avez-vous peur du jugement de vos pairs ?

  E. F. : En ce qui me concerne, non. Ce soir, je vais justement retrouver une amie qui publie son livre et je suis citée dans les remerciements. On se relit entre auteurs parfois et je trouve ça très intéressant, c’est une vraie force. Vous savez ce que Montaigne disait ? «Les écrivains ne se lisent pas, ils se surveillent ».

  J. d’A. : C’est une phrase aussi belle que tragique. Ce n’est heureusement pas le cas chez les vignerons.


Quelle importance a «le temps long » dans vos métiers ?

  E. F. : C’est essentiel. Un roman ne s’écrit pas en se précipitant. Je peux passer une journée sur une page. Parfois, je me dis que c’est de la folie de s’offrir ce temps-là, dans le monde dans lequel je vis. Le temps permet de laisser mûrir un manuscrit, de revenir sur un texte avec un regard neuf et nettoyé.

  J. d’A.  : Le vin aussi a besoin de temps, pour mûrir et pour s’exprimer. Il y a un rapport à la nature qui nous oblige. Dans un monde qui valorise l’instantané, nos métiers sont des résistances.


Quel est votre rapport à la mémoire ?

  E. F. : La mémoire est au cœur de mon travail. Quand je traite de sujets comme ceux qui concernent Ilan Halimi ou Samuel Paty, c’est une manière de faire en sorte que cela ne s’efface pas, de rétablir une vérité, de donner la parole à ceux qu’on a voulu faire taire. Il y a une question d’injustice et souvent ces sujets-là sont invisibilisés. Mais la mémoire peut être aussi envahissante, surtout la mémoire privée. Quand on écrit sur ses parents, on finit par se demander si on ne réécrit pas sa propre histoire. Je n’écris pas sur mes enfants, ni directement sur moi. J’écris à partir de moi, à travers moi, mais toujours pour aller vers quelque chose de plus grand et de plus universel. C’est aussi pour cela que ce travail peut être violent pour l’entourage. Je ne raconte pas la vérité, je la contorsionne, je la modifie.

  J. d’A. : Chez nous, il y a une collégialité. Ce n’est pas un one-man-show. Comme disait l’autre : «Ils font tout et moi je fais le reste ». Que ce soit le chef de culture à la vigne ou le chef de cave, chacun note les événements importants au fil des grands cycles de l’année. Cela nous permet de garder une mémoire écrite de tout ce qui se passe dans la vie du domaine et au cours de la naissance des vins.


Qu’est-ce que le vin et l’écriture vous apprennent encore aujourd’hui ?

  E. F. : Une forme d’humilité. Et je dois dire que je trouve que c’est de plus en plus dur. Plus j’avance, plus je doute. Il y a toujours un écart entre le livre idéal que j’ai en tête et le résultat sur ma feuille.

  J. d’A. :  Je suis d’accord pour l’humilité et c’est vrai que ce sont des métiers très difficiles avec lesquels on ne gagne pas forcément bien sa vie. Je peux me le permettre car j’ai réglé d’autres choses à côté. Je mesure donc la chance immense que j’ai. Alors j’essaie de construire quelque chose de beau et de bon qui, je l’espère, me survivra. D’ailleurs, je pense que c’est bon quand c’est beau. Cela ne peut pas être très bon si ce n’est pas très beau, donc commençons par remettre de la beauté partout.

  E. F. : Je partage ça. D’autant plus qu’on est écrasé par la laideur du monde.

  J. d’A. : Moi, j’ai eu une piqûre de rappel extraordinaire à mon retour de la course autour du monde. Pendant un an, j’ai fait face à la nature brute des océans.

  E. F. :  Quel luxe.

  J. d’A. : Quel luxe et quelle violence. La plupart du temps, vous vous demandez ce que vous faites là. Ce n’est pas une balade, c’est une violence contre soi. On ne se lave pas, on ne dort pas, on ne mange pas, il fait trois degrés, vous êtes trempé en permanence. C’est violent. Deux ou trois fois, j’ai cru mourir. C’est une aventure qui vous bouscule fondamentalement. On est face à la beauté à l’état pur, celle de la nature.


Que se passe-t-il quand vous rentrez ?

  J. d’A. : Je me souviens d’une matinée à Auckland quand j’ai pris un café chaud, ce qui ne m’était pas arrivé depuis cinquante jours. Je revois ce type en face de moi, tatoué de partout, il n’avait plus un millimètre carré de peau libre. Il était avec sa femme et son bébé. Et pourtant, il a passé tout son petit-déjeuner au téléphone, à remuer ses claquettes, sans dire un mot à sa femme, sans même regarder son enfant. Je me suis dit : « Nom de Dieu, le monde est devenu comme ça aujourd’hui ». La laideur vous frappe en plein visage.

E. F. : Il faut se battre pour la beauté.


Après un an en mer, comme pendant l’Ocean Globe Race, comment reprend-on le cours de sa vie ?

  J. d’A. : L’atterrissage est difficile, il y a une période de rétablissement. Un temps pour réapprendre à vivre sur la terre ferme, physiquement et intérieurement. On passe un an sous une tension morale, nerveuse et physique très intense. J’étais content de rentrer, bien sûr. Mais en réalité, on ne sait pas très bien. Je ne veux pas tomber dans des banalités, mais c’est vrai, on ne sait pas très bien pourquoi on fait ça. C’est une drôle de quête.


Pourquoi est-ce si difficile à expliquer rationnellement ?

  J. d’A. :  Qu’est-ce qui fait que rien ne vous arrête au moment de partir alors que, objectivement, c’est absurde ? Il y a mille raisons de ne pas le faire, donc il faut que ce soit quelque chose d’irrépressible et de profond. Il y a dans la vie des rendez-vous comme ça. Moi, je pense qu’on en a un ou deux chacun. Ils sont difficiles à anticiper, à qualifier, à voir venir, mais quand ils se présentent, rien ne peut vous arrêter.

  E. F. :  À chacun de mes livres, mes proches me disent de ne pas y aller. Parce que souvent, j’écris à partir d’eux ou sur des sujets qui sont inflammables. Ils ont peur pour moi.


Quel est votre moteur ? La liberté, la laïcité, la République ?

  E. F. : Mon moteur, c’est l'injustice, celle qui tue. L’histoire de Samuel Paty, c’est celle d’un professeur qui donne un cours sur la liberté d’expression, propose aux élèves de réfléchir, « être Charlie ou ne pas être Charlie » et qui, onze jours plus tard, est décapité. C’est impensable. Et on l’a accusé d’islamophobie, alors que c’était tout l’inverse. La liberté, la laïcité, la République, ce sont les piliers de notre démocratie. Bien sûr que je les défends et j’y suis profondément attachée. Mais au départ, ce qui me pousse, c’est la lutte contre l'injustice. Regardez notre devise. Sur la liberté et l’égalité, on n’est pas si mauvais, comparé au reste du monde. La République nous les garantit. Évidemment, on peut progresser. Mais la fraternité ne s’impose pas. Elle se construit, chaque jour. Et ce mot, on l’a inscrit partout, sur les frontons des écoles, des mairies. Il est magnifique. Et je crois que le vin, la littérature, les rencontres, nous permettent, je l’espère, de recréer de la fraternité.

  J. d’A. : La liberté seule ne suffit pas ?

  E. F. : La liberté est vertigineuse, magnifique, mais elle peut faire peur. Peu de gens savent être libres. Pour vivre libre, il faut aussi être ensemble. C’est là que la fraternité entre en jeu. Ce qui peut la recréer entre nous, c’est l’art, la culture, le savoir, le partage. C’est ce qui m’a bouleversée pendant le procès consécutif à l’assassinat de Samuel Paty. Voir comment, face à la barbarie, on a répondu par un tel niveau de civilisation. Il y avait énormément de fraternité dans cette salle d’audience.


Vous souvenez-vous de votre première grande émotion avec un texte ou avec un vin ?

  E. F. :  C’était avec Le Dernier Jour d’un condamné de Victor Hugo. Un texte court, qui fait une centaine de pages, en faveur de l’abolition de la peine de mort, dans lequel Hugo se met à la place d’un condamné, dans sa cellule. Je me souviens que cela avait été un choc. Sinon, ce pourrait être aussi Au bonheur des dames d’Émile Zola. C’est avec ce livre que j’ai compris tout à coup que la littérature, c’était un monde en trois dimensions, que les mots peuvent disparaître au profit des odeurs, des rues et des personnages.

  J. d’A. : Ma première émotion avec un vin, je l’ai eue avec le margaux du château Bel Air-Marquis d’Aligre. Mon père adorait ce vin et ce fut l’un de nos premiers moments de partage autour d’une bouteille.


Et si l’on devait associer un vin et un texte à vos parcours respectifs, à votre style et à votre énergie ?

  E. F. :  Ce serait La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette parce que je crois que l’écriture ne répond qu’à la passion et que justement, c’est l’histoire d’une femme qui va mourir de sa passion.

  J. d’A. : Un grand chassagne-montrachet ou un meursault avec un texte d’amour, comme la Lettre à Laurence de Jacques de Bourbon Busset. L’amour et le vin ont un point commun, c’est l’ivresse, qui est un état exceptionnel quand il est contrôlé et vertueux. Le vin comme la littérature peuvent nous mettre dans un état de joie extraordinaire.


Caves Legrand, la passion du vin depuis 1880

Nées en 1880 près des arcades du Palais Royal, les caves Legrand sont toujours aujourd’hui un haut lieu du vin à Paris. D’abord épicerie fine, la maison est devenue dès le XXᵉ siècle une adresse culte pour dégustateurs éclairés. Dans ce décor chargé d’histoire, on déguste au comptoir de grands et beaux classiques sans tourner pour autant le dos à l’avenir et aux jeunes générations. Bourgognes d’exception, champagnes de vignerons, juras racés ou vins d’ailleurs forment une carte excitante, sans cesse renouvelée, qui accompagne à la perfection les plats servis au déjeuner. Depuis 2023, Arnaud Tronche, sommelier star formé à New York, y apporte sa vision et son ouverture sur le monde. Sans jamais briser le lien entre terroirs et amateurs. Un lieu vivant comme il en existe encore quelques-uns, là où se rencontrent transmission et émotion.


Le 15 juin 2025 - Julia Molkhou -  Le Journal du Dimanche

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