ACTUALITÉS
Jean d'Arthuys « On se nourrit de la beauté d'un lien comme Vinzelles »

Grand entretien
Copropriétaire du domaine de Terrebrune à Bandol, Jean d'Arthuys vient de racheter le château de Vinzelles, en Mâconnais.
Portrait d'un passionné qui croit très fort au pouvoir du vin.
JEAN D'ARTHUYS
« On se nourrit de la beauté d'un lieu comme Vinzelles »
Propos recueillis par Karine Valentin et Denis Saverot
Photos de Thierry Legay
Biographie
Jean d'Arthuys.
Né le 20 novembre 1966, à Neuilly. Diplômé d'HEC, patron des chaînes Paris Première, W9 et Teva entre 1996 et 2007. Membre du directoire de M6 et président du FC Girondins de Bordeaux (1998-2000). Après huit ans en fonds d'investissement (PAI, FSI), il crée Triana en 2015 qui reprend et développe des marques à haut savoir-faire français dans les secteurs de la mode, du luxe, des médias, de l'entertainment, du digital et du sport... Copropriétaire depuis 2019 du domaine de Terrebrune à Bandol et propriétaire du château de Vinzelles à Pouilly-Vinzelles depuis 2024. Fan de voile, il fut équipier d'Olivier de Kersauson et a bouclé l'Ocean Globe Race en 2024. Le vin qui l'a marqué : Château Belair Marquis d'Aligre, « servi par mon père ».
La RVF/ Vous avez présidé aux destinées de chaînes de télévision, du club des Girondins de Bordeaux, vous avez relancé la maison de lingerie Lejaby et fait le tour du monde à la voile. Vous êtes aujourd'hui patron de l'entreprise de coworking Yourdesk, vigneron en Provence et en Bourgogne. Ne seriez-vous pas hyperactif ?
Hyperactif, je ne sais pas. Je me vois plutôt comme un conquistador. Mes parents m'ont toujours dit que tout était possible. J'ai essayé d'aller au bout de mes conquêtes. Le tour du monde à la voile, c'est un rêve que j'avais depuis mes 25 ans. Mon père ne m'a légué aucun héritage mais j'ai eu la chance d'avoir une vie professionnelle qui a nourri ma famille et qui m'a permis d'aller au bout de mes rêves. C'est mon père aussi qui m'a fait comprendre que le vin est un élément culturel fondamental de ce pays. Avec lui, j'ai acquis la culture, le goût et le désir vigneron. Ensuite, j'ai développé seul une passion pour la beauté. Comme Kermit Lynch (célèbre agent américain, ndlr), j'ai passé vingt ans à faire mon tour de France des vignobles à rencontrer des hommes
et des femmes qui créent des lieux de beauté, de culture, de combat, de résistance. J'ai visité une centaine de châteaux mais je n'avais alors ni le temps ni les moyens. Et puis, j'ai fini par trouver.
La RVF/ Au moment où tout le monde parle déconsommation de vin, où les marchés se durcissent, vous achetez le château de Vinzelles, le plus gros domaine de l'appellation Pouilly-Vinzelles, alors que vous êtes déjà copropriétaire du domaine de Terrebrune, à Bandol. Quel est le sens de tout ça ?
Ça n'a aucun sens et je ne veux pas rationaliser, car si on rationalise, on trouvera toujours des tas de raisons de ne rien faire. J'ai conscience des risques mais je vois la vie comme je voudrais qu'elle soit et non comme elle est. II y avait cent pour cent de
raisons de ne pas y aller. Le marché est en baisse, le courant hygiéniste gagne de l'audience, les alternatives au vin, notamment pour les jeunes, se multiplient, le climat devient compliqué... Alors oui, effectivement, je suis à contre-courant, mais je suis certain aussi que c'est le moment d'acheter de grands terroirs. Pendant quatre ans, je me suis passionné pour ce patrimoine, son authenticité, sa beauté, son histoire. Cela va au-delà d'un investissement rationnel et, pour ça, je me suis
donné les moyens. Et ces moyens ne sont pas que financiers, ce sont d'ailleurs les banquiers qui ont acheté Vinzelles.
La RVF/ Lors de l'acquisition de Terrebrune, vous aviez en face de vous Chanel et Derichebourg, LVMH. Pour Vinzelles, c'était la maison Drouhin et Christophe Gruy, propriétaire du château de La Chaize, en Beaujolais. À chaque fois, vous l'avez emporté seul. Quel est votre secret ?
Ma stratégie n'est pas frontale, c'est une stratégie de contournement. J'ai appris ça de mes années à la tête de M6 où nous avions en face TF1 ; au lieu d'aller sur le même créneau du film à gros budget, nous avons imaginé des émissions comme Capital d'Emmanuel Chain. De la même façon, je propose aux vendeurs des domaines d'autres alternatives et je m'arme de patience. À Terrebrune, je suis arrivé au bon moment et je me suis associé avec Reynald Delille. À Vinzelles, j'ai travaillé avec Françoise de Lostende qui gérait le domaine pour le compte de sa famille. Ses neveux souhaitaient vendre à la maison Drouhin, mais Françoise et sa sœur s'y opposaient car cela aurait donné à la maison beaunoise le monopole del'appellation. Les deux soeurs avaient une minorité de blocage, j'ai attendu sans surenchérir, car mon projet était le plus en adéquation avec ce qu'elles attendaient pour cette propriété riche de plus de mille ans d'histoire.
La RVF/ Êtes-vous en quête d'une nouvelle propriété ?
Plus que jamais ! La mer se retire sur le marché du vin, c'est l'opportunité de voir ce qui va émerger des trésors dans toutes les régions de France. Nécessaire, cette purge va permettre de conforter le meilleur. Je suis “fiancé” avec un certain nombre de lieux et il y aura peut-être d'autres mariages. Pour l'instant, je ne sais pas trop où. Tous les jours, des intermédiaires m'appellent pour me proposer des châteaux à un euro. J'achèterais
bien une propriété à Pomerol mais je me dis que c'est plus intéressant d'essayer d'être sur le podium de petites appellations moins connues. C'est le cas à Vinzelles. L'appellation est toute petite, elle ne fait que 48 hectares et j'en possède les trois quarts. Je suis très à l'écoute du Beaujolais. En revanche, par goût personnel, je n'irai jamais dans la Loire, en tout cas pas dans les rouges, mais je surveille les blancs. Je n'ai pas trouvé ma fée du champagne, je n'ai jamais eu de coup de cœur pour ce vignoble. Je
m'investirais plutôt dans le crémant. Un proverbe japonais dit : « Sois le premier ou sois différent ». Je préfère acheter cher des trucs bien car je n'ai pas la prétention de dire que je peux valoriser quelque chose de laid. Mon intérêt pour le vin, c'est surtout le terroir mais aussi la beauté du lieu. Je suis convaincu que les grands vins viennent de beaux endroits.
La RVF/ Pour partager la beauté du château de Vinzelles, classé monument historique, vous voulez ouvrir un hôtel ?
Que ce soit Terrebrune ou Vinzelles, ces lieux sont d'une beauté exceptionnelle. J'aimerais que les gens viennent pour vivre un moment de culture et de pédagogie sur le vin tout en profitant de la beauté des lieux. Je crois fondamentalement que si les gens boivent du vin toute leur vie, quatre vingt-dix pour cent d'entre eux le font sans en avoir les notions clés. Je veux faire de cet endroit un grand rendez-vous de culture du vin, que tous ceux qui viennent ici passent un moment d'enrichissement personnel et repartent avec l'impression d'avoir appris quelque chose. J'imagine un parcours initiatique de la vigne à la vinification à travers le dédale des caves, le tinailler historique, les grands pressoirs à vis anciens, les mêmes qu'au Clos de Vougeot.
Cela se fera dans un esprit vigneron, avec salle de dégustation, restaurants, salles de réception et une cinquantaine de chambres. On a 80 hectares bénis des dieux avec de la forêt et de l'eau, entre les monts du Beaujolais et la plaine de la Saône, il faut en profiter.
La RVF/ Et pour Terrebrune, avez-vous aussi des projets ?
À Terrebrune, on ne produit qu'une seule cuvée de rouge et une de rosé. J'enrage quand je vois que l'on boit de grands vins trop tôt. Une grande bouteille donne ce qu'elle a de meilleur avec le temps. Or, boire un grand bandol trop jeune, c'est passer à côté de ce qu'il peut donner. On garde donc nos rouges cinq ans avant de les mettre sur le marché. Pour combler ce gap, on va produire un rouge à partir de jeunes vignes, sur le fruit et mis en vente dès la première année, sans élevage. Ce sera Terreblonde, un cousin rebelle et adolescent du grand Terrebrune. Mais à part ça, nous n'avons aucun projet œnotouristique ; il y a déjà un restaurant, La Table de Terrebrune, sur le domaine.
La RVF/ À l'issue de votre course en mer, vous sembliez très remonté contre le système. Que lui reprochez-vous ?
Je suis révolté contre le monde politique, qui veut standardiser le travail, en dicter la durée. Je suis contre cette volonté systématique de réduire le coût. Alors que les gens de la terre se battent pour sortir un produit formidable qui, je l'espère, est un produit quotidien de la vie des gens. L'exercice du pouvoir politique induit le mensonge, les promesses non tenues, l'oubli de l'intérêt commun, l'obsession de son pré carré. En
mer comme à la vigne, il y a un r apport à la nature et au temps. Il faut huit ans à un pied de vigne pour donner du bandol. Le vin oblige un rapport à la vérité.
La RVF/ Pensez-vous qu'il y ait un décalage entre l'administration et la réalité quotidienne des viticulteurs ?
Tous les gens qui pensent à la place des agriculteurs ont dix TGV de retard. On est dans une époque où il n'y a plus de liberté alors que les viticulteurs, comme les grands patrons, devraient pouvoir régler les problèmes quand ils se présentent sans être étouffés par la réglementation. Tout cela participe de la grande difficulté de la vie des agriculteurs. On a l'impression que la société s'organise pour rendre insupportable le travail de ces gens qui sont indispensables à la beauté du monde. On ne trouve plus un Français pour travailler dans les vignes. Axel, mon chef de culture, a demandé à une équipe de Bulgares de venir faire les vendanges au domaine. Quand j'ai repris le château de Vinzelles, il y avait deux salariés. Une femme, Sylvie, là depuis vingt ans, qui travaille d'arrache-pied, jour et nuit, dans la vigne, accablée de charges, à laquelle je remets cent fois plus la Légion d'honneur qu'à madame Schiappa. Et un nouvel employé, qui a travaillé trois mois au domaine avant de trouver un médecin complice qui lui signe ses arrêts maladie et qui, depuis vingt-quatre mois, est payé par la Sécurité sociale. D'un côté, une femme courageuse qui travaille, de l'autre une personne qui profite du système. On est dans une dérive complète, sans compter la folie administrative. En France, il y a 300 organismes de contrôle sur le vin payés par nos impôts. Et je ne parle pas des réglementations ridicules comme celle qui interdit aux viticulteurs d'avoir des échelles de plus de 1,80 m à cause des risques de chute. Nos viticulteurs sont des héros qui luttent à la fois contre la nature, la folie bureaucratique, l'administration, les impôts. La viticulture met le doigt sur le déclin du système français. Ces gens vivent comme il y a cinquante ans avec l'amour de leur terre, mais il y a cinquante ans, ils étaient valorisés. Aujourd'hui, tout est fait pour tuer ce village gaulois qu'est la viticulture française.
La RVF/ Une chose nous interpelle. Vous dites que vous revenez de votre course autour du monde avec une révélation : la laideur du monde ?
J'ai appris à naviguer très tôt, j'ai été équipier d'Olivier de Kersauson et, depuis toujours, je voulais faire le tour du monde à la voile. J'ai engagé mon bateau, le Triana, un Swan 53, dans l'Ocean Globe Race, anciennement appelée Whitbread, une course mythique, extrême. Je suis parti huit mois en mer avec mon équipage mais sans assistance. C'est une course très dangereuse ; Kersauson, lui-même, m'avait déconseillé d'engager mon bateau là-dedans. Et effectivement, je rapporte énormément de souffrance, mais je vais m'en sortir. Quand on traverse les océans, qu'il faut gérer un équipage, affronter sa peur et des vagues qui font deux étages, on ne revient pas indemne. Quand vous êtes immergé dans le monde, vous l'oubliez, mais quand vous partez voir des baleines et des albatros, à votre retour, vous trouvez le monde horrible. Ça m'a frappé après huit mois d'océan, de beauté pure, de voir tous ces gens tatoués de haut en bas, qui ne se parlent plus, regardent leurs portables, ne savent pas profiter de l'instant... Alors oui, j'ai
besoin de beauté.
La RVF/ Et juste après votre retour sur terre, vous achetez un château d'une exceptionnelle beauté. Y a-t-il un lien ?
Disons que c'est la révélation du contraste du monde qui évolue chaque jour vers plus de laideur, de conformité et donc vers moins de valeur, de morale, de tenue qui m'a frappé. Le monde moderne est terrible, le vin se concentre sur l'essentiel, sur ce qui est beau, bon et authentique. Je fais partie des combattants qui considèrent qu'il faut tout faire pour embellir les choses. Et je crois que l'avenir est au caractère et à la personnalité. Que ce soit Françoise de Lostende, Reynald Delille ou moi, nous ne sommes que des passeurs de château, destinés à embellir le monde.
Le 22 aout 2025 - Karine Valentin et Denis Saverot - La Revue du Vin de France